Biotransformation des Terpènes : Techniques et Sélection des Ingrédients

Biotransformation des Terpènes : Techniques et Sélection des Ingrédients

Alice Leroy 22/07/2024 - Lecture 10 min

L'année dernière, nous avons publié une série d'articles et de vidéos sur la biotransformation des thiols, dans lesquels nous expliquions les stratégies permettant de maximiser les arômes de fruits tropicaux dans la bière, en raison de la popularité de la poudre de thiols, et en particulier du Phantasm Powder. Si vous souhaitez lire cet article, cliquez ici.

Dans la même idée, ce nouveau mini-guide a pour but de vous aider à exploiter et à améliorer les arômes des terpènes dans votre bière. Considérez ce guide comme la deuxième partie de notre série sur la biotransformation.

Nous expliquerons le fonctionnement de ce processus à travers la sélection des ingrédients et la meilleure façon de les travailler pour en tirer le meilleur parti.

Qu'est-ce que la biotransformation ?

Dans un premier temps, entendre le mot « biotransformation » peut être déroutant - Est-ce une nouvelle technique complexe ? Est-ce que ça a à voir avec le dry hop ? - Mais on se rend vite compte que la fermentation elle-même est une forme de biotransformation. Et comme le dit ce vieil adage brassicole : « Le brasseur fait le moût, mais c'est la levure qui fait la bière ».

Si l'on creuse un peu plus dans le processus de fermentation et de la biotransformation, on constate rapidement qu'en plus de produire de l'alcool et du dioxyde de carbone, la levure génère une série de composés qui influencent le goût, les arômes, le corps et l'aspect de la bière.

Mais comment définir ce processus avec des mots simples ? Une rapide recherche sur internet vous donnera un grand nombre de définitions, plus ou moins précises et plus ou moins faciles d'accès - pour une simple mortelle comme moi.

Deux ont particulièrement retenu mon attention. La première est celle de Laura Burns, directrice R&D chez Omega Yeast, une scientifique que je retrouve très régulièrement au fil de mes recherches sur ce type de sujet et pour qui j'ai un profond respect, son travail étant si intéressant et poussé à mes yeux. Voici sa description de la biotransformation, donné dans un cours du fameux site Beer and Brewing, sur les techniques à employer pour maximiser les arômes du houblon : "[la biotransformation du houblon c'est] la façon dont la levure influence les composés aromatiques, que l'on obtient traditionnellement du houblon." Basique. Simple.

La deuxième définition que je trouve particulièrement accessible est celle de Lallemand, extraite de son article "What are thiols and their role in biotransformation". La voici : "[la biotransformation, c'est] l'interaction entre la levure et le houblon pendant la fermentation". 

Ce qu'il faut retenir c'est que le terme "biotransformation" regroupe beaucoup d'acteurs et ne se résume pas simplement à la levure et le houblon. Quand on parle de ce processus, il est donc intéressant de rappeler quel est le sujet de cette fameuse biotransformation. Ici, c'est celle du houblon dont on va parler, et plus particulièrement, des terpènes.

2. Mécanismes de biotransformation des terpènes

Pour décrire le mécanisme de ce processus biochimique, nous examinerons les huiles essentielles présentes dans le houblon, la levure et l'action des enzymes qui jouent un rôle clé dans ce processus. Nous verrons également comment toutes ces variables combinées peuvent contribuer à modifier de manière significative le profil sensoriel de nos bières. 

1. Les enzymes

Lors du processus de biotransformation, l'enzyme beta-glucosidase va entrer en jeu pour convertir certains terpènes en d'autres. Prenons l'exemple ci-dessous tiré d'une étude de Lallemand, "Best Practices - Biotransformation and IPA Solutions", disponible sur le site du laboratoire.

Image tirée de : https://www.lallemandbrewing.com/en/united-states/resources/brewers-corner/downloads-best-practices-papers-and-more/best-practices-biotransformation

Sans trop entrer dans des détails qui vont au-delà de mes connaissances limitées en biochimie, ce schéma permet de se rendre compte de l'action de cette enzyme beta-glucosidase, convertissant un terpène non aromatique en un nouveau, le géraniol (connu pour donner des notes florales) puis en beta-citronellol (qui lui, donne principalement des notes citriques, notamment de citron).

Dans le cadre de ce mini-guide, nous ne décrirons que le mécanisme d'action de cette enzyme, et nous ne parlerons que des enzymes naturellement produites par certaines levures commerciales, le sujet des enzymes exogènes (comme l'Aromazyme) sera le sujet d'un prochain article.

2. Le houblon

L'un des ingrédients les plus étudiés au cours des dernières décennies est sans aucun doute le houblon, dont la complexité de chaque variété dépend en grande partie de la composition et des quantités de ses huiles essentielles. Sur ce sujet, je vous conseille la lecture du livre "The New IPA" de Scott Janish. On y retrouve notamment le schéma ci-dessous, particulièrement parlant pour se représenter la proportion colossales des terpènes dans la composition totale des huiles essentielles du houblon. Il nous aide également à nous rendre compte qu'il y a plusieurs sortent de terpènes, plus ou moins volatiles et produisant des notes différentes.

Image tirée du livre The New IPA de Scott Janish

Si le houblon apporte les terpènes, certains ne seront pas aromatiques ou très peu, d'où l'intérêt de l'action enzymatique de la beta-glucosidase mentionnée plus haut. Alors, à partir de ce constat, comment sélectionner les houblons les plus chargés en terpènes "transformables" par cette enzyme - et ceux chargés en terpènes "libres" ?

Sur la même étude de Lallemand mentionnée plus haut, on retrouve un tableau récapitulatif des meilleurs candidats houblonnés pour nos IPA, le voici :

Image tirée de : https://www.lallemandbrewing.com/en/united-states/resources/brewers-corner/downloads-best-practices-papers-and-more/best-practices-biotransformation

 

Sans surprise, on retrouve une très large majorité de houblons américains et du Nouveau Monde (Motueka, Amarillo, Chinook, Mosaic, Comet, Vic Secret, Cascade US, Citra ...) mais également quelques houblons européens (Hallertau Blanc, Polaris ou encore Hallertauer Tradition).

Différentes techniques d'ajout sont ici mises en valeur et séparées en deux groupes : l'ajout en whirlpool avec le "early dry hop" (soit le dry hop en début de fermentation, pendant la fermentation active) et le "late dry hopping", soit un dry hopping après la phase active de fermentation, souvent vers la fin de la fermentation, quelques jours avant la mise en bouteille ou en fût. Nous reviendront plus tard sur ces différentes techniques d'ajout, dans le troisième paragraphe de ce mini-guide.

3. La Levure

Le choix de la levure est évidemment crucial dans le rôle de la biotransformation. Comme mentionné plus haut, dans le cas des terpènes, nous recherchons des levures à forte activité enzymatique beta-glucosidase. J'ai fait de mon mieux dans mes recherches pour tenter de vous proposer un très large choix de souches différentes mais malheureusement, au moment où j'écris cet article, force est de constater que peu de laboratoire se sont réellement penchés sur ce sujet.

  1. Escarpment Labs

    À l'image d'Omega Yeast avec les thiols, je pense que, dans le thème des terpènes, le premier laboratoire qui me vient en tête est forcément Escarpment Labs. Ils éditent régulièrement des guides pour aider les brasseurs à appréhender certains concepts de biochimie (merci infiniment à eux !) et l'avant-dernier paru à ce jour ("Yeast Flavour & Biotransformation") se penchait largement sur le sujet. Une étude comparative entre leurs différentes souches avait été menée à l'époque et 4 souches sortaient particulièrement du lot, pour potentiellement brasser des IPA : la Hornindal Kveik Blend, la Cerberus, la English Ale II et la Hydra. À noter que depuis la publication de ce guide, de nouvelles souches sont sorties comme la Pomona, la Elysium et la Terps. Et même si celles-ci n'ont pas encore été comparées aux levures mentionnées précédemment (j'ai personnellement demandé confirmation à Justin, "Responsable Homebrew" de la marque), il y a fort à parier qu'au moins la Terps soit l'une des plus prometteuse dans ce domaine. À vous/nous d'expérimenter cela ;)

  2. Lallemand

    Lallemand est le deuxième laboratoire à me venir en tête pour ce sujet. Ce laboratoire me paraît très actif pour proposer régulièrement de nouvelles choses et publie toujours fréquemment des études intéressantes, notamment pour améliorer le brassage des IPA.
    Les principales souches à tester pour optimiser l'usage des terpènes apparaissent déjà plus haut dans cet article.
    Nous avons donc la BRY-97, la New England et la levure Kveik Voss.

J'aurais beaucoup aimé vous donner le nom d'autres souches d'autres laboratoires pour élargir le choix et les champs des possibles mais ce sont pour le moment les seules que j'ai pu trouver. Si vous en avez d'autres en tête, n'hésitez pas à les partager en commentaire, avec vos sources, je me ferais un plaisir de les ajouter à cette liste.

3. Quand ajouter les houblons pour optimiser la biotransformation des terpènes

Si vous brassez depuis un moment vous le savez, la plupart des huiles essentielles du houblons sont extrêmement volatiles et il faut donc savoir quand les ajouter pour en tirer le meilleur parti. Comme aperçu plus tôt dans l'étude de Lallemand, on privilégiera les ajouts tardifs en cuve ou les ajouts en dry hop.

1. Ajouter les houblons en whirlpool

Ajouter les houblons pendant le whirlpool consiste à ajouter le houblon après la phase d'ébulliton, pendant le refroidissement. Il aide à préserver une partie des huiles essentielles volatiles et peut également permettre d'ajouter une certaine complexité au profil aromatique de la bière. En général, l'ajout ou les ajouts se font entre 90 et 70°C. Attention cependant, même si l'ajout se fait après la phase d'ébullition, un pourcentage d'amertume peut tout de même être donné à la bière. C'est notamment le sujet traité dans l'article "Hop Utilization in the Whirlpool for Beer Brewing", sur le site de Beersmtih. Voici les différents pourcentages d'isomérisation selon la température d'ajout en whirlpool, relevés dans cette article :

Image tirée de : https://beersmith.com/blog/2019/12/18/hop-utilization-in-the-whirlpool-for-beer-brewing/

2. Ajouter le houblon en dry hop

Il y a beaucoup de débats dans l'industrie aujourd'hui sur le dry hop simple ou multiple, mais pour beaucoup de gens, le dry hop pendant la phase active de la fermentation (ajouter du houblon lorsque la levure est en phase de croissance exponentielle, c'est-à-dire dans les 24 à 96 heures suivant l'inoculation de la levure) est considéré comme une technique de houblonnage précoce, c'est-à-dire qu'il fait partie du même groupe que le houblonnage à la fin de l'ébullition et l'ajout en whirlpool.
Après avoir expliqué cela, je vais vous présenter un outil que j'ai trouvé dans une publication de Yakima Chief, à savoir le « Survivables Graph » de la publication « Survivable Compounds a Brewer's Handbook ».

D'une manière générale, ce graphique nous aide à sélectionner les variétés de houblon en fonction de la qualité de leurs huiles essentielles. Sur le côté gauche du graphique, nous avons les meilleures perspectives d'utilisation pendant le houblonnage tardif, dans sa phase la plus précoce (c'est à  dire pendant les dernières minutes de l'ébullition, pendant le whirlpool ou en dry hop, dans la phase active de la levure).
Ces variétés de houblon sont recommandées car leurs huiles essentielles ont tendance à « survivre » aux différents processus et à se retrouver dans la bière finale.

D'autre part, nous avons toutes les autres variétés de houblon sur la droite, dont les huiles essentielles sont plus susceptibles de se volatiliser au cours de cette phase précoce du dry hop et sont donc mieux adaptées au dry-hop plus traditionnel, avant le conditionnement de la bière.

Comme le mentionne Yakima Chief dans son étude, une bonne stratégie serait de combiner les deux mondes du spectre, c'est-à-dire de combiner des houblons de la phase précoce avec des houblons de la phase tardive, par exemple Idaho 7 + Cascade, Citra + Amarillo ou une combinaison qui a attiré mon attention dans un exemple qu'ils donnent : Idaho 7 + Simcoe + Sabro.

    4. Questions en suspens

    L'objectif de ce guide était de présenter de manière pratique certains des outils que nous avons trouvés récemment et que nous commençons à mettre en œuvre dans nos futures recettes de bières. Cependant, il y a quelques questions en suspens que j'aimerais aborder plus tard dans une éventuelle partie 3 de ce sujet sur la biotransformation :

    1. L'Aromazyme et l'utilisation d'enzymes exogènes, qui peuvent contribuer à présenter la beta-glucosidase comme la pièce manquante d'un puzzle complexe.
    2. Co-pitch de levures à des fins spécifiques, par exemple en utilisant une levure à forte activité enzymatique avec une levure moins active sur le plan enzymatique qui complète la première.
    3. Combinaisons  de houblons qui sont spécifiquement conçus pour pallier les déficiences qualitatives de certaines huiles essentielles, par exemple les blends tels que : Trident ou Cryo-pop Blend de Yakima  Chief.
    4. Identification des variétés de houblon non présentées dans les articles Yakima ou Lallemand. Nous avons encore beaucoup de houblons à découvrir, et ceux présentés ne sont qu'un petit nombre de tous les houblons nouveaux et expérimentaux apparus ces dernières années.

    Comme j'aime à le dire, le monde du brassage est tellement vaste que l'on n'en finira jamais d'apprendre de nouvelles choses pour améliorer nos brassins ou simplement comprendre davantage les mécanismes de l'art de brasser de la bière. Dans cette optique, je suis prête à parier que nous aurons beaucoup plus d'informations sur les terpènes dans les années à venir alors, gardons l'oeil ouvert.

        5 commentaires

        • Yann R

          Super ce recueil de données !
          Et bien je vais tester ça sur une west coast avec la levure Terp vs la verdant.

        • Alice MotlerHops

          à Antho : Merci beaucoup pour ton commentaire ! Ravie qu’il puisse aider et n’hésite pas à nous faire un retour sur tes résultats :)

        • Alice MotlerHops

          à Miko : Merci beaucoup pour ton commentaire ! C’est vrai que sur le moment je m’attendais à trouver la Verdant IPA dans les différentes études de Lallemand mais je me suis dit que c’est peut-être parce qu’elle est déjà chargée en beta-lyase (plutôt pour libérer les thiols que les terpènes du coup) ? À creuser !

        • Miko

          Grand merci pour ce receuil de donnés qui en aidera plus d’uns !!
          Tu oublis la VERDANT IPA de chez LALLEMAND qui bio transforme bcp également !! :) Je ne jure que par celle là, après avoir tester BRY et NEW ENGLAND. :p

        • Antho

          Merci…je vais pouvoir optimiser les doublons..n ayant pas de fermenteur sous pression je vais me diriger vers des houblons de début de fermentation..merci pour cet article precieux

        Laissez un commentaire

        Veuillez noter que les commentaires doivent être approuvés avant d'être affichés